V
Cette année-là, les vacances furent tristes.
Je ne voulais plus retourner au collège, et je n’osais le dire à mes parents, sachant combien cela leur ferait de peine.
Au lieu de me promener comme autrefois dans les vallons et les bois, si beaux en automne ; au lieu de me baigner à l’ombre des hêtres et de pêcher à la main sous les roches, ce qui me rafraîchissait le sang et ranimait toujours mes forces, je restais tout rêveur à la maison.
Notre jardin en pente ; ses petits murs tapissés d’espaliers ; sa gloriette couverte de vigne vierge, de pois d’Espagne et de chèvrefeuille ; ses grands massifs de groseilliers et de framboisiers, où ma mère et Babelô faisaient la cueillette ; les grosses poires dorées et les magnifiques pommes rouges courbant sous leur poids les branches des vieux arbres, tout cela ne me disait plus rien.
J’entendais les cris de joie de mes frères et sœurs dans la rue, au passage des hautes voitures de regain, sans même regarder à la fenêtre ; et durant de longues journées je me tenais assis à l’étude auprès de M. Pierron, un bon vieux clerc, grave, sérieux, un peu maniaque, comme tous les gens de bureau, aimant à tout mettre en ordre ; sa plume à droite, près de l’écritoire, sa grosse tabatière d’écorce de bouleau à gauche, sous la main, pour n’avoir jamais à chercher et penser le moins possible.
Je voyais des files de cinq et six paysans, hommes et femmes, en robes crasseuses, jupons de laine, sarraus bleus, l’air soucieux, l’œil louche, se regardant en dessous, venir se disputer chez nous sur leurs contrats de vente ou de fermage, cherchant à se tromper les uns les autres par des détours ridicules, se grattant la tignasse, ou mettant la main sur l’estomac pour attester leur bonne foi ; et mon père, forcé de leur expliquer longuement, de point en point, d’abord ce qu’ils voulaient, car ils ne le savaient pas toujours, et puis ce qu’ils pouvaient faire d’après la loi, car ils n’en savaient rien du tout et se croyaient tout permis, même de convenir entre eux de choses contraires à l’ordre public.
Ces mauvaises intentions se voyaient comme peintes sur leurs figures, dans leurs paroles et leurs gestes. Je m’en indignais. Le père aussi quelquefois avait peine à se contenir ; mais il devenait vieux, il avait de grandes charges à supporter pour l’instruction de ses enfants, et bien souvent, quand tous ces êtres de mauvaise foi n’avaient pu s’entendre et que tout semblait rompu, il reprenait l’affaire depuis le commencement avec une patience admirable, et finissait, à force de bon sens, de justice et de droiture, par les accorder et rédiger son acte.
Voilà l’existence du notaire de village ! On se figure qu’il n’a pas besoin d’en savoir autant que ceux des villes, c’est une grande erreur. Dans les villes, on trouve des avocats, des avoués, des géomètres, des architectes, des experts de toute sorte, capables de vous éclairer et de vous aider au besoin ; à la campagne, le notaire fait tout lui seul, il tire tout de son propre fonds ; et puis dans les villes chacun sait ce qu’il veut, comment il le veut, à quelles conditions il se soumet ; et le plus souvent les paysans n’en savent rien du tout ; il se croient plus malins que les autres et marchent hardiment d’après cette bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, sans prévoir les conséquences dangereuses de leurs finesses.
Dans les villes aussi, les contractants savent parler, s’expliquer, dire clairement leurs intentions, qu’il suffit d’écrire dans les formes prescrites par la loi : au village, le notaire est forcé de tout débrouiller, dans l’esprit de ses clients d’abord, ensuite sur le papier. Il est en quelque sorte le tuteur ou le fléau du pays ; il conserve l’avoir des familles ou les ruine ; c’est quelque chose de terrible, surtout avec ce principe « que nul n’est censé ignorer la loi », lorsque pas un paysan sur mille n’en connaît le premier mot.
Et je me permets de dire à cette occasion que, du moment qu’on écrit un tel principe dans la loi, parce qu’il est indispensable au gouvernement des peuples, on devrait au moins trouver autre chose que des affiches pour faire connaître les nouvelles lois ; les affiches sont bonnes pour ceux qui savent lire ! Si l’on tient à ces affiches, on devrait apprendre à lire aux enfants, sans cela ce principe n’est pas seulement une fiction, c’est un mensonge, une imposture, un moyen détourné de livrer la masse à la rapacité d’une foule d’égoïstes. Et si l’on ne veut pas que les gens sachent lire, – car il y a des richards, des nobles et des prêtres qui ont cette idée dans notre pays, – eh bien alors, qu’on fasse publier les lois au prône, par les curés ; cela serait au moins aussi utile que les mandements des évêques sur le gras et le maigre, et cela ne nuirait pas à la religion : l’ignorance amène la misère, et la misère amène tous les vices.
Le spectacle de tout le travail que faisait mon père pour nous élever, en restant honnête homme, me donnait beaucoup à réfléchir, et la carrière du notariat me paraissait de plus en plus difficile.
« C’est bien la peine, me disais-je souvent, de tant étudier pour en arriver là ! »
Vers la fin des vacances, l’idée de retourner au collège m’accablait et j’étais d’autant plus à plaindre que le courage de refuser franchement me manquait. Non, je n’osais faire un tel chagrin à ceux qui m’aimaient et mettaient en moi leurs plus chères espérances.
Cela se présenta pourtant la veille du départ ; l’aveu m’échappa sans y penser.
C’était le matin, avant l’arrivée de notre vieux clerc ; j’occupais déjà ma place ordinaire à l’étude, le coude au bord de la fenêtre, et je rêvais tristement.
Le père, en train d’écrire un acte qu’il avait étudié la veille jusqu’à minuit, ne faisait pas attention à moi ; il était absorbé, quand tout à coup je m’écriai :
– Plutôt que de retourner au collège, j’aimerais mieux me jeter à la rivière !
Le pauvre homme se retourna brusquement ; il me regarda quelques secondes, et puis, élevant la voix, une voix frémissante de douleur, il dit :
– Voilà donc la récompense de mon travail depuis tant d’années !... Voilà mon espérance qui s’en va !... Voilà ce qu’il me faut entendre de l’enfant en qui j’avais mis toute ma confiance !... Je l’ai trop aimé !...
Il jeta sa plume comme désespéré.
– Oui, je l’ai trop aimé !... J’ai peut-être fait tort à ses frères... C’est ma punition.
Il se mit à marcher avec agitation ; chacune de ses paroles me perçait le cœur : il avait raison, je ne répondais pas à son affection, j’en étais indigne.
– Que veux-tu faire ? dit-il en se rasseyant désolé. Dans ce monde, il faut faire quelque chose pour vivre.
– Tout ce que tu voudras, lui répondis-je ; fais-moi cordonnier, boulanger, tailleur, tout, j’accepte tout, plutôt que de me remettre au latin.
La mère entrait dans ce moment, et le père lui dit d’un accent étrange :
– Tiens, voilà Jean-Paul qui ne veut plus continuer ses classes.
– Non, m’écriai-je, c’est assez ! Je ne peux plus supporter toutes ces injustices. Je ne veux plus être forcé de demander pardon à des Charles Balet !
Mon pauvre père était devenu tout pâle.
– Mais ce n’est pas toi, Jean-Paul, fit-il au bout d’un instant, qui as demandé pardon... C’est moi !...
– Et pourquoi l’as-tu fait ? lui dis-je, car cette grande humiliation m’était restée sur le cœur, et l’idée de retourner où je l’avais subie m’ôtait toute retenue.
– Tu veux le savoir ? dit le père d’une voix tremblante, eh bien, je vais te le dire... J’ai fait cela pour toi... pour te permettre de continuer tes études et ne pas briser ta carrière... Si l’on t’avait renvoyé, je n’aurais pu, faute d’argent, te placer dans un autre collège... À Sâarstadt, M. le Principal me fait crédit...
Il voulut continuer, mais les larmes lui coupèrent la voix.
– Il fallait bien aussi penser à tes frères et sœurs, dit-il en se reprenant... Je ne pouvais pas tout faire pour toi, et rien pour les autres. Je ne suis pas riche, et vous êtes cinq !...
Il allait de long en large, sanglotant dans son mouchoir. Moi, je baissais la tête.
– C’est convenu depuis longtemps avec le Principal, reprit-il. À la fin de la deuxième année, comme je demandais un délai pour le paiement du second semestre, que je n’avais pu réaliser, ayant placé ta sœur Marie-Reine à Molsheim et ton frère Jean-Jacques à Saverne, M. Rufin me dit : – Je connais votre position... vous êtes chargé d’une nombreuse famille... Votre fils est un peu turbulent, mais il a de l’intelligence et travaille bien... Ce serait dommage de l’arrêter au milieu de ses études. Ne vous tourmentez pas... J’attendrai !
Il se remit à pleurer, en disant :
– Eh bien, les choses ont toujours marché depuis sur le même pied... Je n’ai jamais donné que des à compte. Cela m’a permis de placer aussi ton frère Jean-Philippe et ta sœur Marie-Louise... Je suis en retard de plusieurs semestres... mais M. le Principal attend... Je lui paye les intérêts... il ne me presse pas trop. – Je ne voulais pas te le dire... Je voulais porter l’humiliation tout seul... Voilà pourquoi j’ai demandé pardon à ce grand vaurien qui t’avait battu !
Alors, entendant cela, je me levai en lui criant :
– Mon père, pardonne-moi !... Je ferai toujours ce que tu voudras... Je ne te demanderai jamais plus rien !
Il me reçut dans ses bras et me dit, en me regardant avec un attendrissement inexprimable :
– Courage, mon enfant, courage !... Tu pourras être bien plus malheureux que tu ne l’es maintenant ; mais souviens-toi que le seul malheur qu’il faille redouter, le seul irréparable, c’est de ne pas remplir son devoir. Je te pardonne de bon cœur. Va demander aussi pardon à ta mère, car elle ne savait rien non plus, et tu m’as forcé de raconter devant elle que nous devons à un étranger le bienfait de ton éducation.
Je me mis à genoux devant ma mère, qui pleurait la tête penchée dans sa main ; elle m’embrassa, et comme nous ne pouvions arrêter nos larmes, le père dit :
– Pierron va venir !... Entrons dans la salle à manger.
Nous sortîmes.
– À quelle heure partons-nous, mon père ? dis-je en m’essuyant les yeux.
– Aussitôt après déjeuner, Jean-Paul. J’ai prévenu Nicolas d’atteler le cheval ; à quatre heures, il faut que je sois de retour, car les Didier viendront ce soir signer leur acte ; c’est convenu, Pierron va le mettre au net.
– Et tes effets sont prêts, dit la bonne mère, j’ai tout arrangé dans la malle.
Alors, quoi qu’il pût arriver, et quand même mon dégoût aurait été dix fois plus grand, je me serais regardé comme un gueux de faire la moindre objection.
Au contraire, j’avais hâte de me remettre au travail et d’en finir avec mes deux dernières années de collège, mais bravement, sans compter sur les prix, et décidé seulement à les mériter.